Résolution de l’ONU sur l’intelligence artificielle : vers une coopération mondiale?
Alors que les Etats-Unis, l’Union européenne, et le Royaume-Uni avancent leurs processus législatifs respectifs sur l’épineux sujet de l’intelligence artificielle, c’est à l’ONU que le sujet a fait l’objet d’une résolution. Portée par les Etats-Unis et soutenue par 120 Etats membres, la résolution marque une première dans la régulation de ce domaine émergent dans un contexte de crainte que leur mésusage ne perturbe les processus démocratiques, amplifie les fraudes ou génère des pertes d’emploi massives.
Une résolution centrée sur le développement durable des systèmes d’intelligence artificielle
Lors de l’adoption du projet de résolution dirigé par les États-Unis le 21 mars dernier, l’Assemblée générale des Nations Unies a souligné l’importance du respect, de la protection et de la promotion des droits de l’homme dans toutes les phases de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Ce texte appelle à l’abstention ou à l’arrêt de l’utilisation des systèmes d’IA en violation du droit international des droits de l’homme ou présentant des risques indus. L’Assemblée met l’accent sur l’harmonisation des droits en ligne et hors ligne.
Considérant que des systèmes d’IA sont mis en service ou utilisés à mauvais escient ou avec l’intention de nuire et compromettent le développement durable (Sustainable Development Goals) dans ses trois dimensions – économique, sociale et environnementale, l’Assemblée met en garde contre l’exacerbation des menaces d’acteurs malveillants qui se traduisent par:
- un affaiblissement de l’intégrité de l’information et de l’accès à celle-ci,
- un fossé numérique et des discriminations croissants, et
- un renforcement des inégalités et des préjugés.
De ce fait, elle appelle à un engagement mondial pour réduire les écarts numériques et utiliser l’IA comme un outil au service des objectifs de développement durable communs et vise à amplifier le travail déjà effectué par l’ONU, notamment l’Union internationale des télécommunications (UIT), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et le Conseil des droits de l’homme .
Pour rappel, l’Union Internationale des Télécommunications, en partenariat avec 40 organismes des Nations Unies, organise la plateforme “L’intelligence artificielle au service du bien social” qui recense les applications responsables et pratiques de l’intelligence artificielle susceptibles de faire progresser la réalisation des objectifs de développement durable.
Comment atténuer la fragmentation de la gouvernance des systèmes d’intelligence artificielle?
La résolution a pour objectif d’atténuer la fragmentation de la gouvernance des systèmes d’IA. Fragmentation et unité sont des problématiques rémanentes en droit international qui occupent la doctrine en particulier en Europe et en Amérique du Nord depuis au moins 25 ans.
Le texte formule des observations courantes sur les systèmes d’IA concernant le cycle de vie passant par les étapes de la préconception, de la conception, de la mise au point, de l’évaluation, de la mise à l’essai, de la mise en service, de l’utilisation, de la vente, de l’achat, de l’exploitation et de la mise hors service. Le constat est ensuite dressé sur le fait qu’un consensus se renforce quant au fait que les systèmes d’IA sont centrés sur l’être humain, doivent être fiables, explicables, éthiques et inclusifs et pleinement ancrés dans le respect, la promotion et la protection des droits humains et du droit international.
En conséquence, l’Assemblée générale exhorte non seulement les Etats membres mais aussi tous les acteurs concernés à élaborer des cadres de réglementation pour garantir une utilisation sûre et fiable de l’IA et elle invite :
“le secteur privé, les organisations internationales et régionales, la société civile, les médias, le monde universitaire et les instituts de recherche, ainsi que les milieux techniques et les techniciens, à apporter leur concours à l’élaboration de principes et de cadres de réglementation et de gouvernance”
Ces cadres devraient notamment porter sur :
- la limitation des préjugés encodés dans les ensembles de données et en luttant par ailleurs contre la discrimination et les biais algorithmiques,
- des mécanismes fiables d’authentification et de provenance des contenus – tels que le tatouage numérique pour repérer les manipulations de l’information et aptes à distinguer ou déterminer l’origine des contenus numériques authentiques et les contenus numériques qui sont générés ou manipulés par l’intelligence artificielle,
- la diversité linguistique et culturelle, en tenant compte du multilinguisme dans leurs données d’apprentissage et tout au long de leur cycle de vie, en particulier pour les grands modèles de langage.
La responsabilisation des entreprises
Enfin, l’Assemblée générale rappelle au secteur privé le cadre international dans lequel s’inscrit leur utilisation des systèmes d’IA à savoir les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence “protéger, respecter et réparer” des Nations Unies. En effet, les entreprises peuvent avoir, par leur action ou leur inaction, une part dans les incidences négatives des systèmes d’IA dans leurs relations avec leurs partenaires commerciaux, les entités de leurs chaînes de valeur, et toute autre entité non étatique ou étatique directement liée à leurs activités, produits ou services commerciaux (voir ici: “4 étapes pour mettre en place une IA responsable dans l’entreprise”).
Principe 15
“Afin de s’acquitter de leur responsabilité en matière de respect des droits de l’homme, les entreprises doivent avoir en place des politiques et des procédures en rapport avec leur taille et leurs particularités, y compris:
a) L’engagement politique de s’acquitter de leur responsabilité en matière de respect des droits de l’homme;
b) Une procédure de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme pour identifier leurs incidences sur les droits de l’homme, prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient;
c) Des procédures permettant de remédier à toutes les incidences négatives sur les droits de l’homme qu’elles peuvent avoir ou auxquelles elles contribuent”
Ainsi, cette résolution cristallise les inquiétudes croissantes de la communauté internationale quant aux risques systémiques des mésusages des systèmes d’IA. Elle rappelle à la responsabilité de ceux qui les conçoivent, les mettent en service ou en exploitent les résultats.
Comment les entreprises conduisent-elles les objectifs mondiaux pour le développement durable via la responsabilité sociale ?
Le modèle de responsabilité sociale des entreprises (RSE) en quatre parties de Carroll est un concept dont l’impact ne cesse de croître (Carroll, 2016). Il est représenté comme une pyramide qui englobe les attentes économiques, juridiques, éthiques et philanthropiques à réaliser par les entreprises.
Par exemple, les initiatives législatives nationales construisent des responsabilités d’ordre juridique (contraignantes) pour les entreprises créatrices (obligations) et utilisatrices (droits) des systèmes d’intelligence artificielle. Or, ces cadres juridiques diffèrent d’un Etat à l’autre, c’est le moins qu’on puisse dire.
Pour corriger cette fragmentation, et faute de traité international spécifique aux systèmes d’IA, l’Assemblée générale ne peut que se référer à la Charte des Nations Unies et à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle indique expressément que ce sont le respect du droit international des droits humains et la protection de l’exercice de ces droits qui doivent guider les Etats et les entreprises pour réguler les systèmes d’IA.
La résolution onusienne situe donc les devoirs des entreprises au delà des attentes de la société (éthique) mais sur le plan de ce qui est requis par la société (droit).
Ce faisant, elle exprime la nécessité pour les entreprises de situer la poursuite des objectifs mondiaux pour le développement durable concernant les systèmes d’IA en tant que responsabilités juridiques et non ‘simplement’ éthiques.
Conclusion
Le « Sommet de l’avenir : des solutions multilatérales pour un avenir meilleur » (New York, 22 et 23 septembre 2024) et l’examen général des progrès accomplis depuis le Sommet mondial sur la société de l’information auquel procédera l’Assemblée générale en 2025 sont les jalons que l’ONU fixe à ses Etats membres et aux parties désormais impliquées dans l’élaboration des principes et cadres de réglementation et de gouvernance.
Références
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 78/132 du 19 décembre 2023 sur les technologies de l’information et des communications au service du développement durable
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 78/160 du 19 décembre 2023 sur la science, la technologie et l’innovation au service du développement durable
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 78/213 du 19 décembre 2023 sur la promotion et la protection des droits humains dans le contexte des technologies numériques
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 77/320 du 25 juillet 2023 sur l’incidence de l’évolution rapide de la technique sur la réalisation des objectifs et cibles de développement durable
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 77/211 du 15 décembre 2022 sur le droit à la vie privée à l’ère du numérique
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 76/307 du 12 septembre 2022 sur les modalités du Sommet de l’avenir
- Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, Actes de la Conférence générale, quarante et unième session, Paris, 9-24 novembre 2021, vol. 1, Résolutions, annexe VII: recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle
- Carrol, A.B (2016). Carroll’s pyramid of CSR: taking another look. International Journal of Corporate Social Responsibility, 1(1). https://doi.org/10.1186/s40991-016-0004-6
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 69/313 du 17 août 2015, « Programme d’action d’Addis-Abeba»
- Assemblée générale des Nations Unies, résolution 70/1 du 25 septembre 2015, « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030 »
- Conseil des droits de l’homme, résolution 17/4 du 16 juin 2011, « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence “protéger, respecter et réparer” des Nations Unies », 2011 (lien)
- Rapport du Groupe d’étude sur la fragmentation du droit international: difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international, établi par M. Martti Koskenniem, 13 avril 2006, DOCUMENT A/CN.4/L.682 et Add.1
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