L’intelligence artificielle va-t-elle mener l’élevage à la baguette ?
L’IA est le nouvel eldorado des GAFAM dans l’objectif d’alimenter leurs modèles économiques aux dépens des usagers (voir par exemple le « 10 years challenge » de Facebook). Lesquels perdent du même coup le contrôle de leurs données. Comment alors garantir que les données de l’agriculture de précision profitent à ceux qui les génèrent ? Les éleveurs 3.0 doivent être vigilants sur le partage de leurs données agricoles.
Qu’est-ce que l’agriculture de précision ?
L’agriculture de précision (smart farming) se développe avec plusieurs finalités : surveillance, protection et prévention en santé. Par exemple, prévenir la propagation des maladies en surveillant la toux des porcs, gérer plus tôt les périodes de quarantaine en cas d’épidémie, identifier plus précisément et plus rapidement un éventuel foyer d’infection. L’analyse en temps réel des données de comportement alimentaire et d’abreuvement permet de prédire si l’animal nécessite un suivi particulier. Dans le cadre d’une ferme autonome, les conditions de température et d’humidité de l’élevage sont analysées et la croissance des animaux observées pour déterminer à quel moment les expédier aux abattoirs.
Les technologies utilisées sont notamment la vision artificielle (par ordinateurs via caméras), la reconnaissance vocale (détection des cris pour lutter contre la mortalité des porcelets écrasés par leurs mères), les capteurs de température infrarouges puis le recoupement de ces données avec celles relatives aux déplacements issus de GPS. D’autres données sont générées par des drones et des machines autonomes équipées de multiples capteurs.
L’Asie est pionnière dans ce secteur. La Chine surveille ses cochons et la Corée ses poules grâce aux nouvelles technologies. On se souvient qu’en 2016, la Corée avait dû éliminer 33 millions de poulets suite à une épidémie du virus H5N6.
Une explosion de données agricoles
Les données ainsi collectées sont de nature très diverse : les stocks vivants, le terrain, les données agronomiques, ou sur le climat, les machines, les données financières et de conformité. Certaines sont des données à caractère personnel, d’autres sont dites sensibles, mais beaucoup sont d’ordre confidentiel pour le prestataire de services et le fournisseur des équipements agricoles. Ces données ont donc une importance économique pour les agriculteurs, les éleveurs et pour toute la chaîne de valeur.
Or, ces échanges croissants de données posent des challenges majeurs pour le secteur agro-alimentaire européen. Il pose des questions sur la protection des données, la propriété intellectuelle, l’attribution des données (souvent appelée à tort « propriété »), les relations de confiance et de pouvoir, le stockage, la durée de conservation, l’utilisation des données et leur sécurité. Les risques sont nombreux du point de vue de celui qui génère ces données : mésusage, pratiques commerciales déloyales, violation de droit de propriété intellectuelle… C’est bien pour cela que les agriculteurs et les éleveurs doivent être vigilants sur le partage de leurs données.
L’Internet des objets et le développement de l’intelligence artificielle se heurtent jusqu’à présent aux réglementations nationales visant à localiser les données dans une zone géographique ou un territoire précis à des fins de traitement des données ; ou à des exigences d’utiliser des moyens techniques qui sont certifiés ou agréés par un État membre en particulier. En même temps, la mobilité des données est freinée par des pratiques de fournisseurs qui rendent les utilisateurs captifs sur le plan technologique ou économique ce qui les dissuade de changer de prestataire.
Un marché unique numérique des données non personnelles
Les données à caractère non personnel incluent par exemple les données générées par des machines ou les données commerciales. Il peut par exemple s’agir d’ensembles de données agrégées utilisées pour l’analyse des méga-données, de données sur l’agriculture de précision qui peuvent aider à contrôler et à optimiser l’utilisation des pesticides et de l’eau, ou encore de données sur les besoins d’entretien des machines industrielles.
Ces données sont régies par le nouveau règlement européen adopté en novembre 2018 visant justement à éliminer les obstacles à la libre circulation de ces données.
Entré en vigueur en décembre dernier, ce texte permet de dynamiser l’économie des données et le développement de technologies émergentes telles que l’intelligence artificielle, les produits et les services en lien avec l’Internet des objets et les systèmes autonomes et la 5G soulevant de nouvelles questions juridiques quant à l’accès aux données et à leur réutilisation, à la responsabilité, à l’éthique et à la solidarité.
Le règlement s’applique aux « ensembles de données agrégées et anonymisées utilisées pour l’analyse des mégadonnées, les données sur l’agriculture de précision qui peuvent aider à contrôler et à optimiser l’utilisation des pesticides et de l’eau, ou encore les données sur les besoins d’entretien des machines industrielles ». Il concerne aussi les données relatives aux personnes morales (financières ou d’exploitation), ou encore celles relatives à des produits.
Ce nouveau règlement permet de créer un marché unique numérique en interdisant les restrictions de localisation de données et en fixant le principe de libre accessibilité des données par les autorités nationales. Il prévoit la mise en place d’une politique de portage de ces données par la Commission européenne grâce à des codes de conduite en déterminant ses modalités : procédures, exigences techniques, délais et coûts, formats et supports de données disponibles, configurations informatiques requises et bande passante minimale du réseau, délai à prévoir avant le lancement de la procédure, durée pendant laquelle les données resteront accessibles, et les garanties d’accès aux données en cas de faillite du prestataire.
Ce texte entrera en application le 18 juin 2019. Toutes les organisations doivent donc l’intégrer rapidement et l’appliquer avec le RGPD lorsque des données mixtes (à caractère personnel ou non) sont utilisées. Encore une nouvelle mission pour le délégué à la protection des données ! L’articulation de ce texte avec le RGPD fera l’objet de « Lignes directrices » publiées par la Commission européenne.
Un cadre juridique basé sur la liberté contractuelle
Puisque les données ne font pas l’objet d’un titre de propriété, les droits d’accès et d’usage sur celles-ci sont fixés par contrat entre les parties : l’initiateur des données (celui qui les génère lui-même ou demande à un prestataire de le faire), le prestataire de services, le ou les utilisateurs et les tierces parties. Les conditions de collecte, traitement et partage de ces données doivent y être clarifiées en fonction des besoins des parties.
Une compensation doit être prévue pour l’initiateur des données au titre de l’usage ou de l’exploitation qui en est faite. Ces contrats devraient comprendre un glossaire (termes et définitions), l’identification des finalités de collecte, traitement et partage des données, les droits et obligations des parties (y compris l’effacement et la sécurité des données et l’obligation pour le prestataire de notifier une faille de sécurité), l’identification du logiciel ou application utilisé, le stockage et les mécanismes de transparence pour de nouveaux usages des données. Il s’agit donc d’un contrat complexe où les questions relatives aux données sont stratégiques : quels accès ? Quels contrôles ? Faut-il les anonymiser ou les pseudonymiser ? Quid du portage ?
Les responsabilités engagées y seront clairement identifiées du point de vue de l’initiateur des données ainsi que la protection des secrets commerciaux, et les droits de propriété intellectuelle (conditions de licence) des différentes parties prenantes dans la chaîne de valeur sans oublier l’assurance.
Pour ce marché qui, d’après Research and Markets, atteindra 2,6 milliards d’ici 2025, les éleveurs 3.0 devront veiller à ne pas devenir des « vaches à lait » numériques et garantir la protection de leurs actifs.
Cet article a initialement été publié sur le site The Conversation.